Trophée (par Bernard le 21/01/11)

Publié le par Multi Plumes

 

         Les bois du cerf furent la première chose qu’il vit en entrant dans la grande salle du château, serrant sa contrebasse contre lui, à bras le corps. Les andouillers du grand cervidé étaient fixés sur le mur où se tiendraient les musiciens. Il était arrivé le premier, comme toujours, soucieux de permettre à son instrument de s’acclimater à la température et à l’humidité du lieu. Il n’hésita pas un instant à suivre son envie, s’installer juste sous le trophée, il aurait l’impression que les bois lui sortiraient de la tête.

         Alors que des voitures étaient restées devant le château, lui, il avait suivi les indications « parking visiteurs », indications qui l’avaient conduit loin derrière la grande bâtisse, tout au fond du parc. Pour rejoindre le château il avait dû traverser plusieurs cours, portails, grands espaces gravillonnés, allées. Sans se soucier de prendre des points de repère pour son retour il avait fini par pousser une porte. Dans l’immense couloir il avait suivi son intuition, pris un escalier de marbre, avait fait une pause. Le menton sur la housse de la contrebasse il écoutait les bruits du bâtiment, les voix au loin, les pas qui s’éloignaient, se rapprochaient. Un homme en habit de serveur était passé près de lui mais il n’avait pas bougé, repoussant l’idée de demander son chemin, il voulait trouver seul la salle du concert, ce qu’il fit quelques instants plus tard, déposant son instrument sous les bois du grand cervidé.

 

         Avant le concert le pianiste lui confia qu’il s’inquiétait pour le voyage du retour, on annonçait une tempête de neige. Il ne répondit pas à son collègue, non pas qu’il fût indifférent à la préoccupation du pianiste, ni qu’il fût déjà absorbé par la préparation de son instrument et l’échauffement de ses doigts, mais c’est qu’il ressentait quelque chose qui l’intriguait. En effet, lui qui n’aimait pas du tout regarder le public avant la première note du concert, ce soir-là il se sentait attiré par la salle, il devait lutter pour ne pas tourner les yeux vers elle. Pour se distraire de cette sorte de fébrilité inhabituelle, il essayait de s’intéresser à nouveau au trophée, aux bois de l’animal qui le surplombaient. Ils paraissaient immenses. Quelle pouvait bien être la taille de l’animal qui les avait portés ? Mais la question ne tenait pas, en effet, quelque chose aimantait son regard, quelque chose, ou quelqu’un, l’attirait vers la salle. Il fut soulagé par les coups de baguettes du chef sur le pupitre. Dès que son archet glissa sur les cordes,il leva les yeux vers le public et aussitôt croisa le regard de la femme.

         Peut-être à cause de la blancheur extrême de son visage, de son regard sombre, la beauté de cette femme inquiéta l’homme dès qu’il la vit. Pour s’en extraire il se laissa tout entier absorber par la musique, et ce qu’il y trouva ce soir-là le troubla. Il connaissait bien les œuvres jouées, ils les avaient beaucoup travaillées, répétées avec l’orchestre qui avait donné plusieurs concerts avec la même formation et le même programme, mais ce soir-là il vivait cette musique avec la sensation d’être entraîné dans une course folle en une forêt immense, son archet semblait précéder une chevauchée fantastique, effrénée et sans fin. Étrangement il se sentait en accord avec la musique comme avec la folie de cette cavale. En saluant, juste avant de se courber à l’invitation de la baguette du chef, il croisa le regard de la femme, elle le fixait sans bouger, sans applaudir.

 

         Après le concert les musiciens furent conviés à rejoindre le buffet qui attendait dans le grand salon du château, à l’étage en dessous. Le pianiste déclina l’invitation.

La contrebasse, posée délicatement dans un coin du grand salon - il ne voulait pas perdre de vue son instrument qu’il choyait par-dessus tout, il était d’ailleurs ravi de l’acquisition d’une toute nouvelle housse protectrice - l’homme s’approcha du buffet. La femme venait au-devant lui, son regard sombre le fixait comme si rien d’autre au monde ne comptait, elle lui tendait une coupe :

- Vous n’auriez pas dû.

- Madame ? Je ne comprends pas… je n’aurais pas dû… ?

- Demeurer ainsi, si longtemps sous les bois de la bête.

- Pourquoi donc Madame ?

- Soit la bête entre en vous, soit vous entrez dans la bête.

- J’ignorais cette superstition. Mais je le reconnais volontiers, je me suis placé délibérément sous le trophée, j’ai choisi cette place.

- Non. Vous avez été choisi.

 

         Il était tout à la fois amusé et intrigué par les propos de la femme. Mais l’amusement était fragile, il le sentait bien. Il était troublé par le regard sombre de celle qui le fixait maintenant sans rien dire et il lui revenait en mémoire, comme par un long frisson intérieur, cette manière de vivre la musique tout à l’heure, la course folle dans la forêt.

 

- Mon ami pianiste est parti bien vite, il a eu peur des chutes de neige… pensez-vous qu’il ait eu raison d’avoir peur ?

- Les raisons d’avoir peur ne manquent pas.

- Vraiment ?

- Vous avez été choisi et vous n’avez pas cherché à résister ? Vous auriez dû, ceci n’est pas une superstition. Les Dieux ne sont pas cléments par ici.

- Je suis peu sensible aux croyances.

- Cela ne change rien. Où êtes-vous garé ?

- Au fond du parc… par là-bas… oui, je crois que c’est par là-bas…

- Ne perdez pas de temps. Et ne vous perdez pas.

 

         Elle l’avait regardé longtemps, silencieuse. Devant ce regard sombre il n’avait pas osé bouger, s’il n’avait rien trouvé à dire c’est qu’il cherchait des mots pour lui-même, pour tenter de comprendre ce que signifiait le regard de cette femme, il n’en retrouvait pas le sens qui lui semblait pourtant familier. Il comprit au moment même où elle fit volte-face, il en ressentit une soudaine angoisse : la femme l’avait regardé avec compassion.

         Il se précipita vers sa contrebasse, il la saisit et s’engagea dans les longs couloirs du château, il entreprit de retrouver son chemin qui devait le conduire jusqu’à sa voiture au fond du parc. L’instrument serré contre lui, il avançait seul dans les longs corridors vides. Les portes qui donnaient sur l’arrière du bâtiment étaient déjà toutes verrouillées. Alors qu’il hésitait à rebrousser chemin pour aller demander conseil, il aperçut une porte de secours, il s’en approcha, appuya sur la barre, le battant s’ouvrit. Il neigeait.

         Le parking devait être là-bas, droit devant, quelque part en face. Traverser la cour. La porte avait claqué derrière lui. Il s’avança sur le tapis de neige fraîche, des flocons caressaient ses paupières. Il se félicitait d’avoir acheté cette nouvelle housse pour son instrument, la contrebasse était bien protégée. Il s’arrêta contre une palissade métallique, se retournant il ne voyait plus le bâtiment, les minuteries avaient dû plonger l’immense couloir dans l’obscurité et le grand salon devait être sur l’avant du château. Longer la palissade, marcher ainsi en serrant la contrebasse, retrouver le bâtiment sombre. Portes verrouillées.

         Marcher encore et retrouver la palissade faite de cylindres métalliques verticaux, bien plus hauts qu’un homme, espacés de telle manière que le pied se glisserait difficilement entre deux, alors qu’une main pourrait enserrer aisément le métal froid et humide. Un grognement. Une cage, deux chiens énormes, immobiles, grognant sourdement. Comprendre que la porte de cette cage est retenue par un boîtier électronique très certainement commandé à distance. Ou bien s’ouvre-t-elle à heure fixe. Quand ? Ou bien alors s’ouvre-t-elle sur le signal d’un détecteur de mouvement. Ne plus bouger.

         La neige tombe sans cesse.

         Regarder les chiens immobiles, sans signes d’impatience, confiants, la porte va bien finir par s’ouvrir ! Escalader cette palissade. Pour cela, d’abord retourner contre le bâtiment, déposer la contrebasse à l’abri dans l’embrasure d’une porte pour revenir la chercher lorsque le château aura été contourné avec la voiture.

         Premier appui sur le bord de la cage, les chiens ne bougent toujours pas et voilà l’homme déjà hissé au tiers de la palissade, mais il sait que l’effort va être intense, celui-ci devra donc être bref, décisif. Un pied coincé jusqu’à en ressentir une vive douleur, serrer le métal froid, l’autre pied bloqué plus haut, se hisser, monter encore, continuer, réussir à enchaîner plusieurs de ces mouvements, les muscles brûlent, agripper très vite le haut de la palissade sinon c’est la glissade, muscles tétanisés, alors étirer vivement le bras, saisir l’extrémité d’un cylindre, ultime rétablissement à plat ventre sur cette palissade qui meurtrit les côtes, les cuisses. Basculer lentement, serrer très fort le métal et glisser jusqu’au sol. De l’autre côté.

         De l’autre côté ? Doutes. Même cage, même porte. Mêmes chiens. Soit la cage traverse la palissade, avec un système d’ouverture identique de part et d’autre. Soit la glissade s’est faite du même côté de la cour ! Soit le monde est partout pareil.

         S’éloigner de la cage, suivre la palissade. Marcher longtemps, aveuglé par la neige qui tombe sans arrêt, énormes flocons. Grognements sourds, la cage, les deux chiens qui attendent. Les mains n’ont rien rencontré d’autre que les cylindres métalliques et froids, aucun mur, pas de bâtiment, ce n’est donc plus la même cour. Cette logique rassure. Il neige, il ne faudrait plus tarder.

 

         Tourner le dos à la cage et s’en éloigner en marchant droit devant soi. Avancer ainsi en ligne droite dans la nuit et dans la tourmente de neige. Marcher longtemps, cela devrait permettre de se retrouver bientôt de l’autre côté de cette cour, sans doute à nouveau contre la palissade et si l’énergie est suffisante, là-bas, escalader à nouveau et retrouver ainsi le parking, très certainement de l’autre côté. Marcher.

         Grognements. Une cage contre la palissade. Trois chiens. C’est rassurant, le monde n’est donc pas partout pareil. Il peut être pire.

         S’étonner de trouver encore en soi l’énergie pour grimper et le faire. Appui sur la cage, chiens immobiles. Pieds tour à tour bloqués, mains crispées sur le métal froid, se hisser, ventre écrasé sur le haut de la palissade, lente glissade de l’autre côté. Grognements. Dos tourné à la cage, s’éloigner, marcher droit devant soi. Neige.

         Grognements. Quatre chiens. Le monde est en constante expansion. Les muscles brûlent. Escalade. Glisser de l’autre côté. Marcher droit devant soi. Grognements. Une meute. Déclic électronique, la grille de la cage s’ouvre lentement. Les chiens, innombrables, sont encore immobiles. L’homme aussi. Il balance doucement la tête d’un côté puis de l’autre, il sent ainsi le poids des bois qui sortent de sa tête, son sabot gratte le sol, le brame n’est pas pour ce soir, la saillie sera pour plus tard, ou pour jamais, il va falloir courir, et vite. Le cor de chasse déchire le ciel. C’est la nuit et les codes de la chasse vont s’en trouver transcendés, malgré l’obscurité on va s’élancer, poursuivre jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la curée, jusqu’à la mort donnée. Alors il faut courir, courir ! L’espace est devant toi et la meute est derrière. Au devant est le monde, toujours plus vaste, identique ou changeant, va savoir ! Le pareil et le pire se ressemblent.

 

         Le grand cervidé a couru longtemps dans la plaine infinie et blanche.

 

         La neige a cessé de tomber et les nuages, comme un rideau de scène, se sont entrouverts pour que la lune éclaire la course folle. Il semble qu’ainsi, tout là-haut, le ciel ouvre les yeux sur l’acharnement du monde à vivre jusqu’au déchirement. Là-haut les Dieux se pressent pour mieux assister à l’inéluctable déchirure. Ils avaient entendu la musique annonciatrice, ils avaient entendu, les Dieux, toujours ils guettent, ils écoutent, ils devinent. Ils avaient bien compris que la vie sur la terre préparait à nouveau en chantant, comme toujours, sa tragédie familière : certains allaient mourir pour que d’autres croient vivre. Les Dieux étaient-ils vraiment étonnés de voir encore une fois le monde se déchirer ? Ce monde qu’ils avaient créé, ce monde où ils avaient déposé la vie comme on dépose, un soir d’hiver, la braise sur la paille et qu’on souffle, attentif, dans l’espoir des flammes qui nous réchaufferont… la vie, cette vie ne semblait pouvoir durer qu’en produisant elle-même la mort jusque dans les combats les plus cruels, les plus inégaux et les plus injustes, les plus inéluctables. Jusqu’à la déchirure. Les Dieux étaient serrés les uns contre les autres, agrippés tout au bord des nuages entrouverts, comme des enfants penchés sur une fourmilière. Les Dieux, dans l’aveuglement de leur toute puissance, comme des enfants, n’avaient pas imaginé que cette vie déposée par eux sur la terre allait sans cesse se scinder en deux parts, en elle-même et la mort. Les Dieux comprenaient-ils quelque chose en tout cela ? Pouvaient-ils encore se croire les auteurs de toutes choses ?... ou bien, l’un d’eux, moins naïf, moins enfant que les autres… l’un d’eux se retournerait-il, pour voir, par-dessus son épaule de géant, pour voir si tout là-haut, bien plus haut, un autre, un plus grand qu’eux, un plus puissant, un autre enfant, plus naïvement pervers ou bien plus maladroit… Non, aucun des Dieux ne se laissait détourner du spectacle de la vie sur la terre, ils étaient agglutinés tout au bord des nuages, comme des badauds voyeurs, aucun n’osait regarder derrière soi, plus haut que soi. Ce n’est pas tant qu’ils craignaient se savoir eux-mêmes le jouet d’une autre création et devoir ainsi reconnaître, au-dessus d’eux, celui qu’ils auraient dû admettre comme un Père… non, ce qu’ils craignaient le plus, c’était l’infini. Si la pensée leur venait de jeter un coup d’œil par-delà leurs épaules de géants, ils la repoussaient aussitôt, effrayés par l’idée que cela soit sans fin, qu’au-delà de ce Père ils puissent en deviner un autre… et puis plus haut encore, un autre… et puis un autre…

         Vous auriez tort d’en sourire, vous auriez vu, aussi, tout là-haut, au-delà de cet Autre… un autre, stylo en main, penché sur le papier. Vous auriez tort d’en rire, vous vous y seriez vus, en attente de lire.

         Les hommes craignaient la mort et les Dieux étaient effrayés par l’idée de ne n’en plus finir. Alors ils s’en tenaient au spectacle d’en bas. Et le spectacle continuait : le cerf courait toujours dans la plaine immense et blanche. Il allait tout droit vers la forêt qui l’attendait, sombre comme un tombeau, alors que, paradoxe qui faisait sourire les Dieux, la mort était derrière, la meute des chiens qui soulevaient la neige poudreuse en un brouillard étincelant qui les masquait parfois. Les Dieux se poussaient les uns les autres, pour mieux voir.

         Le cerf, avec sa conscience d’homme qui sait qu’il va mourir, s’élança dans la forêt. Il avait cru y trouver refuge. Il y trouvait, c’est vrai, des blocs de rochers, des masses de buissons épineux qu’il franchissait d’un bond alors que les chiens, eux, devraient courir encore, les contourner ou se griffer aux arêtes vives des pierres dans l’enchevêtrement des ronces. Mais la futaie s’épaississait et les andouillers, ces bois que l’animal portait fièrement sur son front majestueux, se heurtaient violemment contre le tronc des arbres, contre les branches trop basses. L’hiver n’était pas assez avancé pour que l’animal perdîtainsi ses bois comme il le faisait à la fin de chacune de ces saisons froides. Il bondissait plus rageusement encore lorsque sa ramure se prenait dans l’enchevêtrement des branches, ralentissant sa course. Derrière lui, au loin, il entendait la meute. Les chiens n’étaient pas si bruyants, ils aboyaient rarement, économisant leur souffle, mais parfois une bête lâchait une plainte lorsqu’elle se déchirait le flanc sur un rocher tranchant. Lorsqu’un choc était trop violent, un chien roulait à terre, dans une ornière, un fossé, il hurlait à la mort, il hurlait à sa mort voyant couler son sang.

         La meute semblait une vague déferlant sur la forêt, progressant rapidement avec un bruit long et sourd fait de mille petits bruits, branches cassées, martellement léger des pattes, pierres éboulées, halètements et gémissements. Relance hargneuse des chiens de tête.

         Le cerf alternait les bonds prodigieux avec les galops fous lorsque la végétation s’éclaircissait un peu. La meute se rapprochait, insensiblement, régulièrement, il le sentait. En lui, l’homme se tenait tapi, il laissait la bête à l’œuvre. Replié avec sa conscience aux tréfonds de la bête, l’homme guettait la peur et l’angoisse, mais il goûtait aussi l’élan de vie qui poussait la créature sauvage dans sa course effrénée. Et puis, par cette lente fusion que les Dieux avaient voulue, l’homme vint se tenir dans la ramure du cervidé où il se mit à savourer les ruses que l’animal préparait. Ainsi quand la bête avait accru son avance dans une partie plus clairsemée de la forêt, dans une clairière, d’un coup le cerf faisait demi-tour, il s’élançait sur ses propres traces, dans la direction de la meute, et puis brusquement il s’élançait sur un côté dans une nouvelle trace. Les chiens perdraient du temps lorsqu’ils arriveraient à cette bifurcation, ils tourneraient en rond, prendraient peut-être la mauvaise piste pour revenir enfin… le cerf aurait creusé son avance. L’homme découvrait l’implacable affrontement et, ressentant l’exaltation de cette lutte, il croyait entendre les moments les plus fougueux de sa musique lorsque la contrebasse l’emportait. A quelques pas de sa trace, le cerf aperçut une étendue de neige plate et lisse qui laissait deviner une étendue d’eau gelée, l’animal s’arrêta un bref instant, reprit sa course pour faire un rapide volte-face, revenir sur ses pas et d’un bond se jeter dans cette mare. La glace avait craqué et la bête s’était tapie là, dans l’eau glacée, seuls dépassaient les naseaux puis la ramure comme des branchages échoués. L’animal attendait, immobile. La meute arriva, déferlement compact, ondulant, grognant, hurlant, faisant craquer les branchages, faisant gicler et virevolter la neige en une sorte de brouillard qui retombait encore lentement alors que la horde des chiens s’était éloignée. Les aboiements déclinaient dans la nuit mais le cerf ne bougeait toujours pas, il savait que la meute allait arriver au bout de la piste, là où il avait fait volte-face pour revenir se jeter dans la mare. En effet, la meute revenait. A quelques pas les chiens tournaient, rendus furieux par la confusion de la trace ils s’énervaient, hurlaient. D’un coup les meneurs, chiens de tête, s’élancèrent dans l’ancienne direction, la horde les suivit. La forêt retrouvait son silence. Le cerf ne bougeait toujours pas, il souffrait, ses muscles, brûlés par la course, se tétanisaient dans l’eau glacée. Tout poussait l’animal à s’extraire de ce cloaque froid, mais il attendait. L’homme croyait entendre les symphonies profondes et grandioses qu’il accompagnait jadis lorsqu’il se sentait comme enfoui au cœur des grands orchestres. Là il avait trouvé refuge dans le grand corps du gibier, dans son immense ramure. Dans ce temps d’attente il aurait tiré de son instrument les notes les plus graves, les plus étirées, l’archet aurait lentement, puissamment glissé pour faire vibrer la corde des profondeurs. La bête finit par s’ébrouer, l’homme sentit monter les vagues de l’angoisse avant d’en comprendre la cause, la peur envahissait les deux consciences mêlées, les pattes s’étaient enfoncées dans la vase et les muscles tétanisés semblaient incapables de réagir efficacement, de produire l’effort nécessaire pour s’extraire du cloaque. Qui de l’hommeou de la bête inspirait cette plainte sourde ? Le corps massif frissonnait. Puis le cerf se laissa tomber d’un coup sur le côté, se redressa péniblement pour se laisser aller sur l’autre flanc, il répéta plusieurs fois ce balancement, puis encore et encore, se dégageant petit à petit de la vase. Pliant sur ses jarrets, se cambrant, se baissant, se hissant… un ultime coup de reins, les plaques de glaces s’entrechoquèrent et dans un râle l’animal se retrouva sur la berge, chancelant, le souffle court. Il eut un long frisson puis partit en trottinant à l’opposé de la meute.

 

         L’homme était en la bête et regardait la bête. L’homme était la bête et il la regardait vivre, survivre, se battre. La meute avait été trompée, elle avait été détournée loin dans la forêt par la ruse du vieux gibier, mais l’homme ressentait cette immense fatigue et cette angoisse qui étreignaient la créature. Le cerf continuait de trottiner lentement, pour réchauffer son corps meurtri, pour s’éloigner des chiens, pour assouplir ses muscles, pour ressentir la vie. Il s’arrêta enfin contre le tronc d’un vieux chêne, en arracha quelques lambeaux de lichens qu’il se mit à mâcher lentement. Puis il frotta sa ramure contre l’écorce de l’arbre, le geste était coutumier à cette saison, dans quelques semaines, à la fin de l’hiver, ses bois se détacheraient de sa tête, tomberaient, puis au printemps d’autres andouillers pousseraient sur son front têtu. L’homme et la bête, mêlés, ressentaient ainsi l’avancée de la vie et c’est alors que l’homme se remit à penser à sa musique, à l’entendre, comme s’il la jouait ! Il jouait ! Comme s’il tenait sa contrebasse, comme dans les moments de grâce de ses plus beaux concerts, le musicien s’emportait, de son instrument il tirait le chant le plus profond, toute la déchirure du monde. Alors l’encolure de la bête s’est redressée lentement, le museau s’est tendu vers un ciel où roulaient des nuages chaotiques, là où les Dieux se cachaient pour voir, là où les Dieux acceptaient, commençant à comprendre que le monde allait leur échapper, ils savaient que la musique de l’homme allait faire se rejoindre et la vie et la mort. En effet, le cerf se retourna lentement, il reprit le chemin de ses traces. Le grand cervidé revenait vers le château, vers la contrebasse qu’il ignorait et qu’il espérait. L’animal allait à nouveau vers les chiens, poussé, guidé par la musique dont il ne savait rien hors la nécessité.

 

         Les chiens se jetèrent sur le cerf qui n’avait plus eu recours à aucune de ses ruses, il était venu au-devant de la meute errante. Au dernier moment l’animal, comme par réflexe, s’était projeté d’un bond sur le côté, entraînant avec lui quelques chiens dont les mâchoires ne voulaient pas lâcher leur proie. Un autre bond le projeta sous un arbre aux branches robustes et basses, la ramure du cerf s’y emmêla, l’enchevêtrement tenait bon, immobilisait la bête dont les chiens déchiraient la chair. La dernière douleur, fulgurante, fut provoquée par un ultime coup de tête qui lui arracha sa ramure. La mise à mort avait précipité de quelques semaines la chute des andouillers du cervidé, ceux-ci restèrent pris dans l’enchevêtrement des branchages où les trouvèrent veneurs et maîtres-chiens qui emportèrent ce trophée pour le suspendre dans la grande salle du château, à la place de l’ancienne ramure jugée trop vieille et poussiéreuse.

 

         Tout là-haut les Dieux en avaient assez vu, ils refermaient les nuages de leurs petites mains de géants, comme des enfants jouant au sable. Ils laisseraient désormais le monde se débrouiller. C’est ce que faisait d’ailleurs très bien la châtelaine. En effet, qui aurait pu deviner qu’elle s’amusait ? Qui aurait pu imaginer qu’elle prenait plaisir, sous un regard sombre rehaussé par la pâleur de ses joues, à voir deux jeunes musiciens, lors du nouveau concert hivernal, se chamailler pour se placer juste sous cette ramure de cervidé ? Trophée.

 

janvier 2011  Bernard Bacherot  cie.contes@free.fr

Publié dans Fiction et récits

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